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« Vous survivrez bien encore un jour ou deux, fit avec bonne humeur le docteur Harold Gwynne, le médecin du Président. Une simple grippe. Vous n’avez qu’à garder le lit jusqu’à ce que la fièvre tombe. Je vais vous donner un antibiotique et quelque chose pour soulager vos nausées.
— Je ne peux pas rester allongé, se plaignit faiblement le malade. J’ai trop de travail. »
Ses protestations manquaient de vigueur. Il avait plus de 40° de fièvre, mal à la gorge et le nez bouché. Il était sans cesse parcouru de frissons et éprouvait une violente envie de vomir.
« Détendez-vous et ne vous inquiétez pas, lui ordonna Gwynne. Le monde pourra continuer à tourner sans vous pendant quelques heures. »
II lui enfonça une aiguille dans le bras puis lui tendit un verre d’eau et un comprimé.
Dan Fawcett entra dans la chambre.
« Vous avez terminé, docteur ? demanda-t-il.
— Oui. Empêchez-le de se lever. Je reviendrai vers deux heures cet après-midi. »
II sourit, referma sa trousse et s’en alla.
« Le général Metcalf est là », annonça Fawcett au Président.
Celui-ci se redressa tant bien que mal sur son lit, se massant les tempes pour chasser le vertige.
On introduisit Metcalf. Il était en uniforme, la poitrine barrée de décorations, et se tenait avec une raideur inhabituelle.
Le Président, pâle et tremblant, le regarda s’avancer.
« Je peux faire quelque chose, monsieur le Président ? » demanda le général avec sollicitude.
Le malade secoua la tête et lui fit signe de prendre place dans un fauteuil en disant :
« Je vais un peu mieux. Comment se présente la situation, Clayton ? »
Metcalf, l’air mal à l’aise, répondit :
« La rue est calme pour le moment, mais il y a eu quelques incidents. Des tireurs embusqués. Un soldat a été tué et deux marines blessés.
— Les coupables ont été appréhendés ?
— Oui, monsieur.
— Sans doute des terroristes irresponsables.
— Pas précisément, monsieur, répondit le général en baissant les yeux. L’un est le fils du représentant du Dakota du Sud, Jacob Whitman, et l’autre celui du ministre des Postes et Télécommunications Kenneth Potter. Tous deux ont moins de dix-sept ans. »
Le Président parut un instant bouleversé, puis son visage se durcit.
« Vos troupes sont déployées devant l’université George-Washington ?
— Oui. Une compagnie de marines a pris position devant les bâtiments.
— Cela me paraît insuffisant. Les effectifs des Gardes nationales de Virginie et du Maryland seront cinq fois plus nombreux.
— Ils n’arriveront pas jusque-là, expliqua Metcalf. Nous avons décidé de les stopper avant qu’ils n’entrent en ville.
— Excellente stratégie, approuva le locataire de la Maison Blanche avec une lueur de satisfaction dans le regard.
— Il y a un bulletin spécial d’informations », annonça soudain Fawcett qui était penché sur le poste de télévision.
Il monta le son et s’écarta pour permettre au Président de voir l’écran depuis son lit.
Curtis Mayo apparut devant une route bloquée par des soldats en armes. En arrière-plan, on distinguait une rangée de tanks, canons pointés sur un convoi de camions.
« Les gardes nationaux de Virginie sur lesquels comptait le président de la Chambre Alan Moran pour protéger la session du Congrès à l’université Washington ont été empêchés de pénétrer dans la capitale par des unités blindées des forces spéciales. Nous croyons savoir que la même situation se présente au nord-est de la ville avec la garde du Maryland. Tout jusqu’à présent semble se dérouler dans un calme relatif. Les unités de la Garde nationale se sont rendues sans combattre face à des forces supérieurement armées. Devant l’université, une compagnie de marines placée sous le commandement du colonel Ward Clarke, un vétéran du Viêtnam, refoule les membres du Congrès, leur interdisant ainsi de se réunir en session. Le Président est donc une nouvelle fois parvenu à museler le Sénat et la Chambre pendant qu’il poursuit sans leur approbation son programme de politique étrangère pour le moins contesté. Ici Curtis Mayo, C.N.N. News, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Washington. »
«Vous en savez assez ? demanda Fawcett en coupant l’image.
— Oui, oui, jubila le Président. Ça devrait clouer le bec à ce mégalomane de Moran pendant un bout de temps. »
Metcalf se leva.
« Si vous n’avez plus besoin de moi, monsieur le Président, je vais retourner au Pentagone. La situation est un peu tendue avec nos commandants de divisions en Europe. Ils ne partagent pas tout à fait votre point de vue quant au retrait de leurs forces.
— Ils finiront bien par accepter le risque d’un déséquilibre militaire temporaire en voyant reculer le spectre d’un conflit nucléaire. (Le Président serra la main du général.) Bon travail, Clayton. Merci de m’avoir aidé pour le Congrès. »
Metcalf fit quelques pas dans le couloir qui débouchait brusquement sur une sorte de vaste entrepôt vide.
Le plateau sur lequel on avait construit une réplique exacte de la chambre du Président à la Maison Blanche se trouvait dans un bâtiment désaffecté de l’arsenal maritime de Washington.
Tous les détails avaient été étudiés avec un soin extrême. Un technicien faisait fonctionner un magnétophone stéréo reproduisant les bruits de la circulation. Les éclairages à l’extérieur des fenêtres donnaient l’illusion d’un ciel d’été avec même des effets d’ombres pour simuler le passage d’un nuage. Les projecteurs étaient munis de filtres permettant de régler l’intensité de la lumière au fur et à mesure que la journée s’écoulait tandis que la plomberie de la salle de bain adjacente émettait les mêmes bruits que l’originale. Les lieux étaient étroitement surveillés par des marines et des agents des Services secrets.
Le général enjamba un réseau de câbles électriques et pénétra dans une caravane garée contre le mur du fond. Douglas Oates et Martin Brogan, qui l’attendaient, le firent entrer dans un bureau lambrissé.
« Du café ? » proposa le directeur de la C.I.A.
Metcalf accepta avec reconnaissance et se laissa tomber dans un fauteuil.
« Mon Dieu ! soupira-t-il. Pendant une minute j’ai vraiment cru me trouver à la Maison Blanche.
— Les hommes de Martin ont fait un boulot sensationnel, dit le secrétaire d’Etat. Il a fait venir toute une équipe d’un studio de Hollywood et le décor a été monté en neuf heures à peine.
— Vous n’avez pas eu de problème pour transporter le Président ?
— Ça a été le plus facile, répondit Brogan. Nous l’avons amené avec le même camion que les meubles. Ça paraît peut-être idiot, mais le plus difficile a été la peinture.
— La peinture ?
— Oui. Il a fallu trouver un produit de la même teinte que les murs mais qui ne sente pas la peinture fraîche. Heureusement, nos chimistes ont pu découvrir un matériau adéquat.
— Le coup du flash d’informations était très ingénieux, fit Metcalf.
— Mais il nous a coûté cher, expliqua Oates. Nous avons dû promettre à Curtis Mayo l’exclusivité de l’affaire en échange de sa coopération. Il a également accepté de suspendre toute enquête journalistique tant que la situation l’exigerait.
— Combien de temps pourrez-vous continuer à abuser le Président ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra, répondit Brogan.
— Dans quel dessein ?
— Etudier la structure de son cerveau. »
Metcalf afficha un air de doute.
« Vous ne m’avez pas convaincu. Reprendre le contrôle du cerveau du Président aux Russes qui s’en étaient auparavant emparés, c’est une histoire qui me semble relever de la pure science-fiction. »
Brogan et Oates échangèrent un regard entendu.
« Vous désirez voir par vous-même ? » demanda ce dernier en souriant.
Le général reposa sa tasse de café.
« Je ne manquerais pas ça pour une cinquième étoile.
— Par ici », fit alors le secrétaire d’Etat en ouvrant une porte et en l’invitant à le suivre.
Toute une partie de la caravane était bourrée de matériel d’électronique et d’informatique. Le centre de contrôle et tout l’équipement étaient une génération en avance sur les appareils utilisés par Lugovoy dans le laboratoire des Bougainville.
Le professeur Raymond Edgely s’avança et Oates le présenta au général.
« Voici donc ce mystérieux génie qui préside aux destinées du projet Sonde, fit Metcalf. C’est un honneur pour moi de vous rencontrer.
— Merci, général, fit Edgely. Monsieur le secrétaire d’Etat m’a appris que vous nourrissiez quelques doutes à propos de notre projet. »
Metcalf regarda autour de lui. Plusieurs spécialistes étudiaient les rangées de chiffres affichés sur les écrans de contrôle.
« Je dois avouer que tout cela me rend perplexe, reconnut-il.
— A la base, c’est pourtant relativement simple, expliqua le professeur. Mon équipe et moi interceptons et analysons les rythmes cérébraux du Président pour nous préparer à transférer le contrôle de son implant cérébral à notre propre unité que vous avez devant vous. »
Le scepticisme du général s’envola aussitôt.
« C’est donc vrai ! s’écria-t-il. Ce sont bien les Russes qui dirigent ses pensées !
— Bien sûr. C’est sur leurs instructions qu’il a empêché le Congrès et la Cour suprême de siéger afin de pouvoir mener une politique favorable au bloc communiste sans opposition législative. L’ordre de retirer nos troupes de l’O.T.A.N. en est un parfait exemple. Un beau cadeau de Noël pour les militaires soviétiques.
— Et vous allez prendre la place du cerveau du Président ?
— Oui, acquiesça Edgely. Vous avez des messages à envoyer au Kremlin ? Un peu de désinformation peut-être ? »
Le visage de Metcalf s’illumina :
« Je pense que mes Services de renseignements seraient ravis d’élaborer quelques petits scénarios bien ficelés pour égarer les Russes.
— Quand comptez-vous arracher le Président des griffes de Lugovoy ? demanda Brogan.
— Je crois que nous pourrons opérer le transfert d’ici sept à huit heures, répondit Edgely.
— Dans ce cas, nous allons vous laisser travailler », conclut Oates.
Ils quittèrent le centre de contrôle et regagnèrent le bureau où les attendait Sam Emmett, l’air profondément soucieux.
« J’arrive du Capitole, déclara-t-il sans préambule. On dirait des fauves affamés. Le débat sur l’impeachment fait rage. Le parti du Président se livre à des démonstrations de loyauté, mais c’est purement pour la forme. Il ne bénéficie pratiquement plus d’aucun soutien. Les désertions s’accélèrent.
— Quand vont-ils se prononcer ?
— La Chambre pourrait voter la mise en accusation cet après-midi même.
— Ils ne perdent pas de temps.
— Compte tenu des récentes décisions du Président, toute la procédure est considérée comme une priorité nationale.
— Et Moran ?
— C’est là que ça se gâte, Il prétend détenir la preuve que le vice-président s’est suicidé et que le F.B.I. cherche à le dissimuler.
— On le croit ?
— Peu importe qu’on le croie ou non. Les médias se jettent sur ses déclarations comme des vautours. Ses conférences de presse sont suivies avec beaucoup d’attention et il a déjà réclamé la protection des Services secrets. Son secrétariat a élaboré un plan de transition et établi la liste de ses conseillers. Vous voulez que je continue ?
— Non, c’est suffisamment clair, fit Oates avec résignation. Alan Moran va être le prochain Président des Etats-Unis.
— Nous ne pouvons pas laisser faire ça ! » s’écria Emmett.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
« A moins de retrouver Vince Margolin d’ici demain, comment l’empêcher ? demanda Brogan.
— De toutes les façons possibles, répondit le directeur du F.B.I. en tirant un dossier de son attaché-case. J’aimerais, messieurs, que vous jetiez un coup d’œil à ceci. »
Oates ouvrit le dossier, étudia son contenu en silence puis le tendit à Brogan qui, à son tour, le passa à Metcalf. Quand ils eurent fini, ils dévisagèrent Emmett comme s’ils attendaient confirmation de sa part.
« Ce que vous venez de lire est la stricte vérité, messieurs, déclara simplement celui-ci.
— Pourquoi ne pas l’avoir ressorti plus tôt ? s’étonna le secrétaire d’Etat.
— Parce qu’il n’y avait eu jusqu’à présent aucune raison de mener une enquête approfondie sur cet homme, répondit Emmett. Le F.B.I. n’a pas pour habitude de déterrer les cadavres qui peuplent les placards de nos élus à moins qu’il n’existe des preuves solides d’activités criminelles dans leurs antécédents. Les histoires de divorce, de petits écarts de conduite ou de perversions sexuelles, nous les classons dans un coffre et les oublions aussitôt. Le dossier de Moran était vierge, trop vierge pour quelqu’un qui s’est hissé au sommet sans intelligence particulière, richesse ou appuis importants. Comme vous pouvez le constater, les résultats de notre enquête montrent qu’il n’a rien d’un enfant de chœur. »
Metcalf examina à nouveau le rapport.
« Cette société d’agents de change à Chicago ?
— Une couverture pour laver l’argent des pots-de-vin et autres affaires douteuses. Ces fausses opérations boursières servent à dissimuler les sommes reçues des groupements d’intérêts, entrepreneurs et autres sociétés qui lui ont versé des sommes plus ou moins importantes en vue d’obtenir des contrats fédéraux. En comparaison du président de la Chambre des représentants, les Bougainville font figure de boy-scouts.
— Nous devons rendre ces documents publics, affirma Brogan.
— Je n’en suis pas partisan, fit Oates. Moran nierait tout, prétendant qu’il s’agit d’un coup monté. Je l’imagine très bien jouant les martyrs. Et quand le département de la Justice sera enfin parvenu à le confondre, il aura depuis longtemps prêté serment en tant que Président. Voyons les choses en face : nous ne pouvons pas infliger à la nation deux procédures d’impeachment au cours de la même année.
— Effectivement, acquiesça Metcalf. Venant après les décisions insensées du Président et les déclarations de Moran à propos de la mort du vice-président, ces nouvelles révélations feraient l’effet d’un coup de grâce. Il en résulterait une perte totale de confiance dans nos institutions qui pourrait aller jusqu’à provoquer la révolte des électeurs lors des prochaines consultations.
— Ou pire, ajouta Emmett. Il y a déjà de plus en plus de gens qui refusent de payer leurs impôts sous prétexte qu’ils ne sont pas d’accord avec la façon dont on utilise leur argent. Et on ne pourrait certes pas les blâmer de se refuser à soutenir un gouvernement dirigé par des incompétents et des escrocs notoires. »
Les quatre hommes, figés, ressemblaient aux personnages d’un tableau. Leurs craintes étaient loin d’être ridicules. Rien de tel ne s’était jamais produit et ils ne voyaient pas comment ils allaient survivre à la tempête.
Martin Brogan finit par briser le silence :
« Sans Vince Margolin, nous sommes perdus.
— Ce Pitt nous a donné notre seule piste sérieuse, dit Emmett.
— Laquelle ? demanda Metcalf.
- Il en est arrivé à la conclusion que le laboratoire où Margolin est détenu se trouve à bord d’une barge fluviale.
— Une quoi ? s’étonna le général.
— Une barge, répéta le chef du F.B.I. Amarrée Dieu sait où.
— Vous la recherchez ?
— Avec tous mes agents disponibles plus ceux de Martin.
— Si vous pouviez me donner des détails supplémentaires et établir un plan pour coordonner nos efforts, je mettrais aussi les militaires sur l’affaire.
— Cela nous aiderait en effet beaucoup, général, fit Oates. Merci. »
Le téléphone sonna et le secrétaire d’Etat décrocha, Il écouta un instant puis reposa l’appareil avec un « Merde ! » retentissant.
Emmett n’avait jamais entendu Oates jurer ainsi.
« Qui était-ce ? demanda-t-il.
— L’un de mes secrétaires qui appelait depuis la Chambre. Moran vient de faire voter la mise en accusation.
— Il n’y a donc plus aucun obstacle entre la présidence et lui, fit Brogan.
- Il a réussi à gagner dix bonnes heures », constata Metcalf avec découragement.
Le directeur du F.B.I. se prit la tête entre les mains et déclara d’une voix étranglée :
« Si nous n’avons pas retrouvé le vice-président demain à cette même heure, je crois que nous pourrons dire adieu aux Etats-Unis. »